.

La boîte aux lettres de
Martine Gengoux

Comptes de fée
(L’encrier Renversé, 2015)

comptes de fée

— Fée Sue, vous êtes admise. Section « Bonnes fées ». Vous en avez le profil parfait.
J’avais traduit : rebondie des fesses, du poitrail et des pommettes aux deux coins d’un sourire bonasse ; comme on aime à nous voir, penchées au-dessus du berceau des enfants bien nés.
Refoulant un soupir, j’avais souri ; j’obtenais mon certificat.
La Directrice m’avait serré la main.
— Une belle carrière s’ouvre à vous.

Je le croyais aussi. J’accomplirais les plus belles missions.
La réalité a été à mon enthousiasme, ce que le sécateur est aux roses, la condamnation à vivre dans un vase à la dimension du bouquet. Pourtant, je pratiquais le métier dont j’avais toujours rêvé : changer les crapauds en prince et les souillons en pinups. Amusant, mais pour qui ? Les petits gars condamnés à se jouer les Georges Clooney hors d’atteinte des problèmes de prostate et d’haleine aux relents d’andouillette, regrettaient parfois le temps où, peinards, ils attrapaient les mouches sur leur nénuphar. La reine du bal, elle, découvrait l’angoisse de la ride au front, du pli adipeux sous le nombril et d’une pilosité mal placée capables de la détrôner. Ce que j’en ai dit a été pet de moustique dans la bourrasque, le monde ne s’encombre pas de l’avis d’une fée. « Et le beau monde, c’est lui qui assure le gras de la soupe », m’avait dit la Fée supérieure, « alors, veillez à ne pas le contrarier”. Pour ne pas déranger, je me suis chargée de missions moins enclines à m’échauffer l’esprit: ici, on ne pouvait démouler un Petit Suisse sans s’en fiche plein les doigts, là, on s’emberlificotait dans le plan de montage d’une armoire Ikéa. Jusqu’au jour où Fée Mûre se l’est cassé. Le col. C’était la doyenne de la communauté. Elle assurait le service « Harakirirabienledernier ». Un appel avait été lancé pour la remplacer. Fée Rosse avait grogné, Fée Niante était fatiguée, Fée Licie aussi, et les Fées Mères n’avaient pas le temps. La Fée supérieure m’y avait collée. Je changeais l’arsenic en poudre de perlimpinpin, donnais du mou aux cordes autour des cous, remplaçais par des noyaux d’olives les balles dans les barillets. Bref, je renvoyais les rescapés à leur mélasse que rien n’avait transformée en sirop d’orgeat. Les missions des fées n’incluent pas le « service retouches ». J’avais voulu savoir pourquoi.
— Vous m’exaspérez avec vos questions, avait éclaté la Fée supérieure. Personne ne vous demande de penser sur les bobos du monde, mais de les panser. Avec du sparadrap, des emplâtres, tous les ersatz que vous voulez, pourvu qu’on n’entende plus le moindre grincement de canine et que ça marche droit.
Le programme ne m’inspirait pas. J’ai rendu ma cotte étoilée à la Fée supérieure.
Depuis que j’ai accroché à ma porte une plaque en cuivre avec mon nom gravé dessus, je ne manque pas de boulot. Justement, on m’appelle. Quelqu’un se balade sur la rambarde du pont des Deux Tours et il y a tout à parier que ce n’est pas un scout égaré de son jeu de piste. Affublée de mon attirail de fée et bobine branchée sur l’option « bonne bouille », je fonce vers le grand Fabulatorium. Il faut faire vite, mais je sais ce que je cherche. J’écarte de mon chemin des bottes de sept lieues, une peau d’âne, des souliers de vair, une cape de Zorro et la quincaillerie du Capitaine Crochet. Je saute au-dessus d’une maison en pain d’épices, croise une concentration de dalmatiens et le baudet de mon ami Sancho. Là, dans le coin le plus reculé de la pièce, j’aperçois le tapis d’Aladin, nouveau modèle amphibie. Quelques circonvolutions de ma baguette le décollent du plancher et le dirigent au-dessus de la rivière. Au loin, sur la rambarde du pont, un homme tout en fripes dépenaillées, est prêt à sauter. Une guitare pend à son cou. Le tapis glisse sur l’eau, l’homme rebondit sur les arabesques orientales et sa guitare sous son menton. Il rit. D’un rire plein sans la moindre morosité dans les recoins. Bizarre pour un gars qui veut en finir avec la vie. Il secoue sa tignasse rousse et me tend la main :
— Ken Roll. Je suis le Troll Ken Roll. Département Contes et Légendes, service sonorisation.
Sans doute a-t-il senti poindre au bout de mes lèvres, la question que je n’ai pas formulée. Que vient-il faire là ? Son doigt pointé vers le pont, il me demande.
— Vous voyez l’homme appuyé à la rambarde ?
Je lève les yeux.
— C’est un de ces types qui passe son temps à se raconter des histoires qu’il griffonne dans des cahiers. Un jour qu’il se baladait dans mon service, il m’a abordé alors que j’accordais ma guitare. « Musicien ? » m’a-t-il demandé. Et sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche, il a continué, « Vous serez le personnage de ma prochaine histoire, un artiste désespéré »
Ken Roll remonte le col de sa veste usée.
— Moi qui suis plutôt un rigolard, je me demandais comment j’allais pouvoir me la jouer affligé. « C’est votre allure qui m’intéresse » m’a rassuré le scribouillard, « le reste, ma plume en fera son affaire ». C’est vrai que question nippes, je ne fais pas dans le Saint-Laurent. Avec ma dégaine, je pouvais me lancer dans le rôle de la star snobée, remisée loin des paillettes et des tapis rouges.
Le troll frissonne, rentre la tête dans les épaules et resserre les pans de sa veste.
— L’histoire de mon conteur avançait bien. Jusqu’à cet après-midi. Il a calé. Moi, comme il me l’avait demandé dès le début, je le suivais. Ça a duré des heures. Il arpentait le pont d’une rive à l’autre, les mains derrière le dos et le regard rivé à la pointe de ses souliers, à la recherche d’une chute. Une chute, me suis-je demandé, quoi de plus simple en ce lieu ? Alors, pour l’aider, j’ai sauté. Et me voilà.
La nuit est tombée. Plus étoilée qu’une cotte de fée. Ken Roll tremble dans ses frusques détrempées.
— Il commence à faire froid, non ?
En quelques manœuvres le tapis trouve le chemin de la berge. Un livre dix fois plus haut que moi y est posé sur sa tranche. Il est entrouvert. C’est une invitation. Nous nous y glissons, le troll Ken Roll et moi, et nous faufilons entre les lignes. Le son d’un violon nous guide sur des sentiers bordés d’hortensias et de rosiers. Nous longeons un étang, son fatal saule pleureur et sa gloriette et nous retrouvons devant un château aux quatre tours dorées. Une fête y est donnée. Autour d’une table aussi longue qu’une rame de navetteurs un lundi matin, ils sont tous là : la Belle au Bois Dormant, le Prince charmant, le Chat Botté, un autre Prince charmant tout pareil au premier, le Petit Poucet, Cendrillon, encore un Prince charmant, cloné sur ses camarades, Blanche Neige, les sept nains, le Petit Chaperon rouge et bien d’autres… Joyeux propose de nous joindre à la compagnie en nous tendant des verres. Il nous sert un Gigondas 1986 qu’accueille avec une audacieuse béatitude mon gosier inexpérimenté.
Ken Roll s’éclaircit la glotte, gratte sa guitare et se lance dans un rock déchaîné.
Une barmaid au bras prolongé d’un plateau garni de verres vides m’accoste.
— Madame la Fée… Pourriez-vous faire quelque chose pour moi ?
J’avale une lampée de nectar 1986 avant de m’enquérir de ce qui lui ferait plaisir.
— Moi aussi, j’aimerais être une princesse.
Je lui explique les conditions de vie des princesses, les régimes à 1200 calories, la douleur des épilations à la cire, le coût des antirides. Rien n’y fait.
Le peu dont je me souviens de ces formules depuis longtemps abandonnées baigne dans le Gigondas 1986. Mes incantations ont plus de l’abracadabrant que de l’abracadabra. Au final, la barmaid a toujours les bras ronds, des joues couperosées et un tablier serré sur un ventre à trois plis, mais un peu plus loin, Cendrillon, Blanche Neige et la Belle au Bois Dormant sont méconnaissables. L’une a entraîné Grincheux dans un rock endiablé, l’autre a chopé une bouteille sur la table et l’a terminée en trois goulées et quelques rots, la dernière s’est enfuie avec Riquet à la Houppe derrière un bosquet d’où fusent bustier, jupon, slips, chaussettes et tous atours inutiles à la conclusion du programme en cours.
Les Princes charmants, eux, ont déboutonné leur col de chemise et se sont mis à taper la carte.
Moi, je m’amuse. Les occasions sont rares dans le métier. Mais soudain j’ai la sensation d’être écrasée entre les pages d’un livre que l’on referme d’un claquement sec.

Le patient se tourne vers moi. — N’a-t-on pas dépassé l’heure de la séance ?
Mon regard se détache des arabesques du tapis d’Orient à mes pieds, se pointe sur l’horloge à côté de la bibliothèque. 20 h 40.
L’homme se lève de la méridienne où il était allongé, paie et me dit « à la semaine prochaine ? »
— Oui, mardi 19 h 30. Bonsoir Monsieur Kenrol.
C’est le dernier patient de la journée ; venu déposer ici ses rêves de star, son enfance gâchée, les mots de son père englués dans sa vie sabotée : « tu ne seras jamais qu’un bon à rien ».
Je soupire à m’en extirper les poumons par les narines. « Au secours Sigmund, Carl Gustav et les autres, une baguette magique, s’il vous plait »