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La boîte aux lettres de
Martine Gengoux

Glouglou
(Femmes d’aujourd’hui, 2008)

glouglou

- Oublié à la maison ? C’est la 3° fois cette semaine, Marinette, la 3° fois.
- Rose-Marie ! Votre tête est trop lourde ? Sur le pupitre les mains, sur le pupitre.
- Maryse, fermé le tablier, fermé ! 
Madame Leduc aimait faire ricocher les mots.
Tout élève qui a fréquenté sa classe dans les années soixante et suivantes n’a pu oublier sa voix. La fraise dentaire à côté, c’est du Chopin.

Quinze ans après, je reconnais instantanément la cliente qui houspille Lina. Erreur d’addition ? Steak trop cuit ? Je ne cherche pas à savoir. J’examine la vieille dame : La Leduc. Un casque poivre et sel remplace l’échafaudage hors concurrence du chignon auburn d’autrefois mais le regard plissé et la bouche en trapèze ont gardé la même crispation. Même ses bijoux me paraissent familiers. Sous les trois plis du cou pâteux, la même rivière de perles fines couleur aubergine. Aux poignets grassouillets, aux doigts boudinés, aux lobes d’oreilles interminables : or je ne sais combien de carats. Je la revois, sapin de Noël ambulant, de septembre à juin.
Je la revois et je l’entends ce lundi de mai.
- N’oubliez pas votre nom et la date dans la marge. Soulignez le titre : « Dimanche en famille».
Je me raidis…
Mes camarades ont le dos courbé sur leur banc. Les plumes glissent sur le papier ligné. Les feuilles absorbent ce joli bleu outremer de l’encre. Ma page reste blanche.
- Et alors, Maryse, le sujet est simple pourtant.
Simple…la famille !
Un point ponctue la fin de chaque rédaction. Les dos se redressent. Les élèves se relisent. Je n’ai pas encore écrit un mot. Madame Leduc, impériale, ramasse les feuilles. Arrivée près de mon banc, elle prend la mienne, vierge.
- Au tableau, Maryse, au tableau. Vous y aurez peut-être plus d’inspiration.
Dix-sept paires d’yeux me suivent vers l’estrade. Mes jambes sont en Marshmallow.
Ma main tremble quand je prends la craie dans la rainure en bois.
J’écris le titre. Je cale. Au-dessus du tableau vert, dans leur cadre doré, Baudouin et Fabiola m’observent. Cela ne m’aide pas.
Je lâche la craie et sens le pipi de la honte couler le long de mes cuisses.
Madame Leduc a exposé ma petite culotte pendant une semaine au dessus de l’armoire à dessin.

Lina s’approche du comptoir, une assiette à la main :
- Le dindonneau de la 9 n’est pas assez cuit.
Je jette un œil au volatile. Je souris à la bestiole en l’enfournant dans le micro-ondes… « Glouglou »… C’était le surnom de Madame Leduc. Autant pour sa démarche de dindon que pour le cou flottant qui lui pendouillait déjà sous le menton. Bien vu, le dindon est aussi un animal infernal. Je les connais bien ces bestioles depuis que l’oncle Charles s’est mis au « Rouge d’Ardennes ». Un sacré coup de pot pour moi les élevages du tonton. Poulets, dindes, pintades et autres coucous…Vol direct des batteries de Charles au congélo où Louis les stocke, sans escale intermédiaire. Aux fourneaux les cocotes ! En filets, rôtis et waterzooï.
Le micro-ondes sonne le rappel.
En déposant l’assiette sur le comptoir, mon regard s’arrête sur la gorge emperlée de la Leduc.
- Chaud la neuf.

Malgré le dindonneau trop rosé, Glouglou revient. Chaque samedi, Georgette Leduc s’installe à 12h.30 précises à la table 9.
Je ne me rappelle pas au bon souvenir de mon ancienne instit’. Elle m’a bouffé quelques séances de psychothérapie il y a cinq ans (à elle seule, au moins 15 jours de salaire de Lina), je n’ai aucune envie de lui faire la révérence. En voyant ma tignasse noir cerise et l’hippocampe tatoué dans mon cou, elle doit être à mille bornes de se douter que je suis une ancienne élève de l’Institut de la Vierge Immaculée.

- Un Saint-Nicolas-de-Bourgueil pour la 12. Trois expressos pour la 4. Et l’addition à la 7.
Je m’affaire au comptoir, Lina slalome entre les tables et Louis sue en cuisine. Tout à l’heure il a passé la tête dans la salle. Il voulait voir Glouglou. Ce matin je lui ai raconté, la table 9. Ca l’a fait marrer quand j’ai imité mon instit’ : son gros popotin flasque qui dodeline quand elle écrit le Journal de Classe au tableau, sa bijouterie tintinnabulante, son menton à étages… Je lui ai raconté la petite culotte aussi. Là il n’a plus ri.
Quand il l’a vue, la réalité devait dépasser ma description. On aurait dit un môme qui voit apparaître Gargamel en personne ! De la manche de sa veste, il a essuyé des gouttes sur son front.

Les vacances approchent. Les sœurs Dufour commentent les résultats scolaires des enfants. Les amants de la 11 s’échangent d’ultimes promesses avant l’entracte des congés familiaux. A la 9, Georgette Leduc beurre son pain. Je la fixe.
Une idée se pointe. Vague au début.

J’y pense le matin, le soir et entre les deux. Je voudrais en parler à Louis, mais il me parait soucieux depuis quelques temps. Encore ses problèmes de pension alimentaires qu’il ne peut assumer ? Deux mariages et cinq enfants, ça coûte évidemment. Pauvre Louis, je sais qu’il aimerait que lui, moi, nous… Je vois bien qu’il se démène pour m’embarquer dans son canoë. Il ferait « tout pour moi ». Il me l’a dit. Tout. Mais bon, l’amour, ça ne se programme pas comme un tournoi de base-ball.

Le projet se précise. Des retrouvailles. Ce ne sera pas bien compliqué à organiser. On les retrouvera. Rose-Marie, Brigitte, Mireille, et les autres… Je pointe un samedi sur le calendrier. Le 26 mai. Je les inviterai à midi. On prendra l’apéro quand Glouglou arrivera. Elle en reconnaîtra quelques-unes. Aura oublié les noms. Puis se souviendra, ou fera semblant, débitera quelques politesses. Quand elle se dirigera vers la table 9, je l’arrêterai : « Madame Leduc, joignez-vous donc à nous ». Et à partir de là, elle va déguster, la dinde.

J’ai souvent rêvé de la zigouiller la Leduc, de la découper en petits dés, de la planquer dans le vieux congélo de la cave, et de la ressortir par petites portions pour préparer la pâtée de Minou. Le risque de passer mes dix prochains anniversaires derrière les barreaux pour une dinde qui ne garderait aucun souvenir de son trépas, m’en empêche. Il faut l’asticoter autrement. J’ai mon plan des festivités. Elle gardera ce 26 mai imprimé à vie jusque dans le moindre de ses neurones.
Hier j’ai demandé à Louis s’il marchait dans la combine. Il a soupiré un drôle de oui. On a envisagé le menu. Beignets de courgettes et crudités variées en entrée. Pour le plat, Louis nous mijotera son fameux « poulet 1001 épices » comme il dit. En dessert, un feuilleté de mangue aux amandes. Pour les extras, je m’en charge. On va lui faire sa fête à la Glouglou.
J’affine tous les jours le scénario. J’y ajoute des détails de plus en plus diaboliques. Je me délecte.
- Maryse, la 10 ! Si c’est l’Angélus que tu récites, c’est pas l’moment !
J’observe Louis en prenant le Waterzooï sur le passe-plat. Il est toujours nerveux pendant le coup de feu, mais là, il me fait peur.

Depuis que je lui ai parlé de mon plan, Louis ne cause presque plus. Il m’évite chaque jour davantage. Aujourd’hui pourtant, j’ai plus que jamais besoin de lui.
Marinette et Fabienne sont déjà là. Suzanne vit à Montréal et on a perdu la trace de Rose-Marie, mais les autres vont arriver. Je leur ai promis une surprise. Tout est prêt. Louis s’est surpassé je crois. Hier, quand je suis partie, il était aux fourneaux. Ce matin, la cuisine respirait une subtile alliance de gingembre, cumin, laurier, coriandre, girofle, cannelle et cardamome. Louis semble épuisé.

Christine, Mireille, Monique… Je sers l’apéritif au fur et à mesure de leur arrivée.
Je guette le son du mobile musical au dessus de la porte d’entrée.

- Brigitte, encore quelques bulles ? Et toi Fabienne ?
12h42 ! Gorgette Leduc arrive toujours entre 25 et 35.
Je dépose mon verre que ma main n’arrive plus à contrôler.
Je flâne parmi les conversations.
- …Non, célibataire. Je peins….
- …Mariée…Trois enfants.
- …Oui un boulot exigeant mais passionnant...
- …perdu 12 kg après mon divorce. Là ça va, je reprends le dessus…
12h57 Glouglou, qu’est c’ tu fous ?
Je grignote compulsivement chips et cacahuètes.
13h18. C’est la première fois qu’elle loupe un samedi et il faut que ce soit celui-ci.
J’invite à passer à table.
13h26 J’ai encore un maigre espoir qu’un événement de dernière minute ait retardé Glouglou.
J’aide Lina à servir les entrées. Louis me fuit.
14h04 On passe au poulet. Je ne crois plus à l’arrivée de la dinde. C’est partie remise pour la farce ! Au moins, on aura peut-être gagné des clientes, le plat de Louis a ravi les papilles de ces dames.
- Maryse, ce poulet, quels parfums !
- Ca c’est de la volaille ! Tu pourras le lui dire au tonton Charles.
- Tu crois que Louis acceptera de dévoiler sa recette ?
Moi je trouve qu’il n’a pas lésiné sur le piment Louis. Mais je lui transmets les appréciations de mes camarades quand je le rejoins dans la cuisine. Il enfourne les feuilletés, me tourne le dos. Il me répond à peine.
Je débarrasse les assiettes des restes de ripaille. De l’une d’elles roule une perle, couleur…aubergine. Je file aux toilettes. Je vomis. Chips cacahuètes, courgettes, mangue… Et le poulet, surtout le poulet. « Il ferait tout pour moi »… Je voudrais vomir mes boyaux, que mon estomac se retourne comme un gant de chirurgien. Il faut pourtant que je les rejoigne.
J’ai une tête de pavot fané quand je regagne la cuisine. Monique est là. Que fiche-t-elle à fouiller dans les poubelles ? J’entends la fin de sa phrase : - … couleur aubergine. La perle a dû se détacher de ma boucle d’oreille.

Elles sont parties. Louis se sert un Orval. Il m’observe, tourne le pied du verre entre ses doigts.
- Je dois te dire un truc, Maryse. C’est moi qui ai dit à ton instit’ de ne pas venir aujourd’hui.
Je sens la colère me coincer le gosier. Louis ne me laisse pas le temps de l’évacuer.
- Quand tu m’as raconté ton plan…
Cette fois je l’interromps.
- Mais Louis, c’était notre plan.
Louis observe le tapis comme s’il venait de découvrir son incongruité dans le décor.
Il lève enfin les yeux.
- Glouglou…
Il prend une gorgée de bière.
…c’est ma mère !